Qu'est-ce que le chant basque ?

Une réflexion de l'ethnomusicologue Denis Laborde.

Le chant basque n'est pas le produit naturel de l'évolution des sociétés mais le résultat de l'action collective d'êtres humains engagés pour le faire exister. A lire les revues à la mode, on pourrait l'oublier.

Denis Laborde © Jakes Larre - ICB
Denis Laborde © Jakes Larre - ICB
Or, s'il existe un chant que l'on nomme basque en Pays Basque, c'est bien que des êtres humains ont eu l'idée de chanter et de faire exister ce chant comme « basque », c'est-à-dire comme un marqueur d'identité. Lorsque nous parlons aujourdhui de « chant basque », au singulier, cela implique en effet que nous avons posé deux postulats. Le premier est un postulat d'universalité. On pourrait l'énoncer de la manière suivante : « le chant est la chose au monde la mieux partagé » ou, si l'on préfère, « partout dans le monde des gens chantent ». Grâce à ce postulat d'universalité, on est sûr de trouver « du chant » où que l'on aille et l'on en trouve, donc, en Pays Basque comme ailleurs. Ce postulat nous fait opérer une première mise en série : le « chant basque » est un élément parmi bien d'autres de la série des chants du monde. Ici, l'identité est envisagée sous la forme de l'identique. Mais un second postulat est mis en jeu simultanément. Celui-là pourrait s'énoncer de la manière suivante : « chaque culture chante à sa manière » ou, si l'on préfère, « chaque culture fabrique son propre chant ». Grâce à ce second postulat, on est sûr de pouvoir attribuer des caractéristiques spécifiques, au chant basque comme à tous les autres chants du monde. Cette fois, l'identité est envisagée sous la forme de l'unique.

Et c'est là que les choses se compliquent : comment individuer le « chant basque » ? Comment le définir précisément ? Chercher une définition, c'est poser la question de la législation. Poser la question de la législation, c'est interroger la personne du législateur. Or, qui va décider des critères pertinents ? Qui serait fondé à légiférer en la matière ? Faut-il créer un « conseil supérieur du chant basque » qui ferait autorité ? Faut-il organiser un référendum ?

Le référendum serait perdu d'avance, car cela fait près de deux siècles que les meilleurs spécialistes s'efforcent de définir « ce qu'est » le chant basque. Tous les critères ont été envisagés. Le critère mélodique, d'abord. Quelques micro-intervalles faisaient dire à Azkue que le chant basque est un proche parent du chant grec de l'Antiquité. La piste est aujourdhui abandonnée. Le critère rythmique, ensuite. Le zortziko serait la preuve de l'ancienneté du chant basque, jusqu'à ce que Constantin Brailoiu établisse sa cartographie des rythmes boiteux et réduise le zortziko à un cas particulier de rythme aksak... très largement répandu dans les musiques traditionnelles de l'Europe entière. Faudrait-il inventer d'autres critères de différenciation ?

Nous avons abandonné la piste. Car plutôt que de chercher à définir le chant basque par des caractéristiques formelles, nous avons décidé d'étudier la façon dont on le fait exister dans la période qui court, grosso modo, de l'oeuvre inaugurale de Juan Ignacio de Iztueta (1767-1845) dont l'Euscaldun Anciña Anciñaco (1826) fut l'un des tout premiers recueils à être publié avec transcription musicale en Europe à nos jours. [...] Tout lecteur aura alors compris que notre parti pris d'enquête est résolument interactionniste. Un chant a deux auteurs : celui qui chante, celui qui écoute. Un chant ne fait sens que pour quelqu'un qui écoute. Un chant est une mise en relation et c'est dans cette mise en relation que naît l'épreuve de qualification.

On pourrait résumer ce parti pris en disant que ce que l'on appelle « chant basque » n'existe pas sous la forme d'une somme de propriétés structurelles authentifiées d'une façon académique, mais dans la multiplication de situations dénonciation, dans la multiplication de face-à-face où, à un moment donné et dans un contexte toujours mouvant, un chanteur chante un chant pour un auditeur qui reconnaît ce chant (ou pas) et qui l'identifie (ou pas) comme basque. [...] une chanson, c'est dabord une réalisation vive : des sons, des mots qui vont de la bouche d'un chanteur à l'oreille d'un auditeur. C'est là qu'une chanson prend forme, dans cet espace interlocutoire où un chanteur chante pour un auditeur qui l'entend, reconnaît ce message comme étant « une chanson », reconnaît cette chanson comme « basque », la fait sienne, c'est-à-dire l'inclut dans des références partagées, puis décide enfin de l'apprendre, pour la chanter à son tour, et devenir auteur d'une autre situation.

Denis Laborde

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