Kantuketan : en quête du chant en Pays Basque

Un article de la journaliste et traductrice Kattalin Totorika publié dans le coffret du double-disque "Kantuketan" Ocora Radio France (2006).

L'histoire du chant basque, à l'image de cette source ancienne – si chère au poète basque contemporain Josean Artze – dont l'eau semble se régénérer depuis toujours et pour l'éternité, est elle aussi incessante répétition.

La chanteuse Maddi Oihenart © Loraldia Festibala (2022)
La chanteuse Maddi Oihenart © Loraldia Festibala (2022)

Répétition de ces mots, ces mélodies qui, par le miracle de la voix et de la mémoire humaines, ont traversé les siècles pour parvenir jusqu'à nous.
Répétition de ces gestes du chant qui se transmettent, se transforment, pour mieux se perpétuer et se partager, encore aujourd'hui.
Sans doute est-ce ainsi, comme l'écrit l'ethnologue Denis Laborde, que se façonne « une culture commune, qu'une langue partagée vit et s'invente, et que se construisent, au long des années, des raisons d'être ensemble et de vouloir le rester ».

Car le chant basque n'est pas seulement le reflet de la vie des hommes, de leurs vicissitudes et de leurs gloires, de leurs paysages et de leurs usages. Il est un lien social, le témoin de l'Histoire et des histoires d'une communauté dont il sait railler les travers et louer les héros, dont il porte les espoirs autant que les souffrances. Ni plus ni moins qu'ailleurs peut-être, mais avec une particularité tout de même : la langue, l'euskara, dont l'histoire est indissociable de celle du chant, depuis les temps les plus reculés. Cette langue, l'une des plus anciennes d'Europe, antérieure aux langues indo-européennes, a modelé le chant populaire et n'a perduré, là encore, que grâce à la répétition : des mots, des phrases, des sonorités justement véhiculés par le chant.

Longtemps restée orale, puisque le premier écrit en langue basque ne date que du XVIe siècle, sans doute a-t-elle apporté au chant basque, comme le suggère le musicologue José Antonio Arana Martija, un supplément de musicalité. Mais cette tradition d'oralité, singulière au coeur d'une civilisation de l'écrit, n'a guère facilité la tâche de tous ceux, historiens et chercheurs, qui ont souhaité se pencher sur l'histoire du chant basque. Le miracle est venu de quelques “lettrés curieux et intrépides” qui, dès le XIXe siècle, vont s'aventurer sur les voies du collectage et offrir à ces chants une nouvelle vie à travers les premiers recueils de chansons populaires.

Désormais, comme l'exprime Denis Laborde, « on écrit pour garder la parole ». Et il est vrai que le chant basque, contre vents et marées, a su garder, préserver, régénérer cette parole si singulière et universelle à la fois, aujourd'hui déclinée sur tous les tons, tous les rythmes, capable de toutes les audaces créatives.
Une parole sans cesse répétée et toujours renouvelée, portée à bout de voix, à bout de souffle, par les bardes, troubadours et poètes d'aujourd'hui. Différents peut-être de ceux qui les ont précédés, et si semblables pourtant.

Un voyage dans l'histoire du chant en Pays Basque

"Au lieu du sentimentalisme tendu et quelque peu théâtral des Latins, et du désespoir tourmenté des chansons populaires balkaniques, les chansons basques sont animées d'un esprit de mélancolie calme et contemplative, sereine et objective, à l'image du Basque lui-même."

Rodney Gallop, chercheur britannique

Tout a peut être commencé avec un os de vautour, percé de trois trous, il y a environ 20 000 ans avant notre ère. Cette flûte préhistorique, découverte en 1961 par l'archéologue Eugène Passemard dans les grottes d'Isturitz (province de Basse Navarre), est l'instrument de musique le plus ancien retrouvé en Europe. Sa forme et la disposition de ses trous permettraient d'en faire l'ancêtre de l'actuel txistu (flûte droite à trois trous) et de sa variante souletine, la xirula .

Une autre découverte témoigne également d'une culture musicale basque très ancienne : en 1960, l'ethnologue José Miguel de Barandiaran met au jour, lors d'une fouille de la grotte d'Atxeta, à quelques kilomètres de Gernika (province de Biscaye), un bois de cerf à trois pointes. Il s'agit d'une corne capable de produire jusqu'à quatre sons différents. Cet instrument, actuellement exposé au Musée archéologique de Bilbao (Espagne), pourrait remonter à environ 8 000 ans. Sans doute cette pratique de la musique par des populations “protobasques”, dont la continuité avec les Basques actuels a été avérée, s'est-elle accompagnée d'une tradition vocale autochtone. Mais en l'absence de documents ou de traces tangibles, les certitudes doivent laisser place aux hypothèses et aux interrogations.

Il faudra attendre le début de l'Empire romain pour recueillir le témoignage écrit du géographe grec Strabon, qui décrit les Vascons "dansant au son de la flûte et guidant la danse avec une trompette". Une description que l'anthropologue Julio Caro Baroja rapprochera, au XXe siècle, de la "danse à boire" (edate dantza) que l'on connaît encore aujourd'hui au Pays Basque. L'existence d'une musique basque à cette époque semble donc indiscutable, confirmée un peu plus tard par deux fils de Kalagorri-Calahorra (à l'époque ville basque de la province de Rioja), Marcius Fabius Quintalanius et Aurelius Prudencius, qui nous livrent un précieux témoignage sur la musique de leur temps, évoquant notamment le chant polyphonique à deux ou trois voix pratiqué dans leur patrie d'origine. Par la suite, et malgré les probables influences grecques, celtes et romaines, la musique basque ne va guère subir de changements radicaux jusqu'à la période médiévale.

CHANT GRÉGORIEN ET CHANT POLYPHONIQUE

Au Moyen Âge, avec la propagation du christianisme, la musique du Pays Basque va être profondément influencée par l'introduction d'un mode de chant monodique, essentiellement composé dans les abbayes : le chant grégorien. D'abord réticents face à cette nouvelle manière d'aborder le chant, les Basques vont peu à peu en accepter la structure et s'en approprier les mélodies. Témoins de cette adaptation, de nombreux livres de choeur datant des XIe et XIIe siècles, dont certains présentent une écriture musicale sur une seule ligne (antérieure à la notation sur quatre lignes horizontales introduite au milieu du XIe siècle par le père bénédictin italien Guido d'Arezzo). Ainsi, la musique grégorienne modifie progressivement les gammes utilisées dans la tradition de la musique populaire basque, sans toutefois parvenir à lui imposer son chant mélismatique (plusieurs notes de musique pour une seule syllabe de texte). Le chant populaire basque restera syllabique (chaque syllabe chantée étant unie à une seule note musicale).

À partir du XVe siècle, du fait du phénomène de laïcisation de la musique d'église, le chant polyphonique, porté sur les places par les troubadours, va connaître un véritable âge d'or. À l'aube du XIVe siècle, il existe une école de polyphonie en Navarre, et José de Anchorena, qui en 1436 est maître des petits chanteurs à Pampelune, compose déjà de la musique polyphonique distinguant les voix et les instruments. Deux autres compositeurs sont au coeur de cet essor de la musique polyphonique, Joanes de Antxieta, né en 1463 à Azpeita (Gipuzkoa), qui occupera les fonctions de chanteur et chapelain musicien à la cour de Ferdinand et Isabelle de Castille, et Gonzalo Martinez de Bizkargi, né en 1460 à Azkoitia (Gipuzkoa), sans doute le premier musicien basque de renommée européenne pour son travail de théorisation du chant. Les premiers jalons de la musique dite "savante" sont posés. Elle poursuivra son chemin indépendamment de la musique et du chant populaires.

LE CHANT POPULAIRE

Si la chanson représente, à n'en pas douter depuis des temps très anciens, un des éléments essentiels de la poésie populaire basque, l'absence d'archives écrites a longtemps privé les chercheurs d'un corpus leur permettant d'en prendre la véritable mesure. Même si l'on pense que la chanson populaire est déjà riche durant la période médiévale, selon Jean-Baptiste Orpustan, auteur d'un Précis d'histoire littéraire basque, "à peu près tout ce qui est antérieur au XIIIe siècle s'est perdu au fil des générations". Seuls sont parvenus jusqu'à nous "les fragments d'une littérature quasi quotidienne née de l'improvisation orale".

Et il faudra attendre le XIXe siècle et le bouillonnement intellectuel de la période des “Lumières basques” pour que quelques audacieux lettrés s'intéressent à cette tradition populaire. Le premier d'entre eux sera Juan Ignacio de Iztueta, auteur en 1826 d'un des tout premiers recueils de chants avec notation musicale édité en Europe. Des dires mêmes de son auteur, cet ouvrage, intitulé Euscaldun Anciña Anciñaco, et réalisé en collaboration avec le musicien Pedro de Albeniz, "ne doit pas être considéré comme un objet de loisir, mais comme un véritable monument national". Il marque le début d'une dynamique qui ne cessera de s'amplifier tout au long du siècle. Le Pays Basque n'échappe pas, en effet, à l'engouement qui se manifeste partout en Europe en faveur des traditions populaires. C'est l'époque où Antoine d'Abbadie, futur président de l'Académie des sciences, inaugure au Pays Basque nord ses "Fêtes basques", sortes de jeux floraux qui contribuent à la valorisation du chant basque. Suivront les recueils et les travaux d'Augustin Xaho, Francisque Michel, Mme de la Villehelio, Pascal Lamazou, J. D. J. Sallaberry, José Manterola, Charles Bordes ou encore Bartolomé de Ercilla, tous faisant oeuvre de pionniers dans un domaine spécifique qu'ils contribuent à créer : celui de la chanson “populaire” ou “traditionnelle”.

En 1912, un concours organisé par les députations des provinces d'Alava, de Biscaye et du Guipuzcoa, et visant à récompenser l'auteur du meilleur recueil de chansons populaires basques, va donner l'occasion à deux éminents musicologues basques de constituer une oeuvre monumentale et déterminante quant à l'avenir du chant. Resurreccion Maria de Azkue (1864-1951) remporte le concours et publie quelques années plus tard son Cancionero Popular Vasco (Chansonnier populaire basque), recueil d'un millier de mélodies avec transcription solfégique, commentaires et analyses, texte intégral et variantes, et traduction du tout en castillan. Le père José Antonio de Donostia (1886-1956) termine, lui, second du concours et publie en 1921 un recueil de près de quatre cents mélodies intitulé Euskal eres sorta. Par la suite, il consacrera toute sa vie à ce travail de collecte. Ces deux recueils vont enfin constituer le corpus qui manquait au Pays Basque, et permettre de découvrir des joyaux de la littérature orale basque qui font encore partie, aujourd'hui, du répertoire populaire.

"Le Basque chante, et il chante toujours et partout ; à la maison, à l'église, dans la rue, à la campagne. Joyeux ou triste, il chante quand même, aussi bien lorsque, courbé, il fauche les fougères qui tombent régulièrement peignées, que lorsque dans le pressoir il fait jaillir le cidre des pommes foulées."

Père Donostia, musicologue

Nombreux sont les aspects de la vie communautaire évoqués à travers les chansons traditionnelles basques. Les plus anciennes d'entre elles seraient les chansons de quête, le plus souvent liées aux moments forts de l'année (Noël, Nouvel An, Sainte Agathe, Carnaval, Saint Jean). Certains chants de guerre, relatant de hauts faits historiques sont parvenus fragmentés jusqu'aux compilateurs : c'est le cas du Chant de Beotibar qui rapporte, sur un mode proche du genre épique, un des épisodes sanglants des guerres médiévales en Pays Basque, le combat de Beotibar entre Guipuzcoans et Navarrais en 1321. Mais parmi ces chants médiévaux ayant miraculeusement traversé le temps, la Berterretxen khantoria (la Chanson de Berterretxe), complainte souletine du XVe siècle, est sans conteste l'un des mieux conservés, et des plus émouvants. Sur fond de querelle entre les Beaumont et les Gramont, cette complainte narre l'assassinat de Berterretxe, jeune homme de Larrau, tué sur ordre du Comte de Beaumont. Elle fut publiée pour la première fois par J. D. J. Sallaberry, dans son recueil, en 1870.

Plus tardives semblent être la plupart des chansons d'amour qui offrent au répertoire une matière abondante. L'usage de la métaphore y est constant – les symboles les plus fréquents étant ceux de l'oiseau, de l'étoile ou de la fleur – et, comme le souligne Jon Bagües, directeur du Centre d'archives basques de musique de Renteria (Guipuzcoa), "le témoignage personnel et l'épanchement sentimental s'y mêlent souvent à des considérations visant la collectivité". L'esprit caustique et la raillerie ne sont pas absents de la poésie populaire et les chansons satiriques témoignent en abondance, et à toutes les époques, de faits divers et de mésaventures quotidiennes, quand elles n'égratignent pas ceux qui sont censés représenter l'ordre et la discipline.

Nombreux sont aussi les chants d'exil, nés de ces vastes mouvements d'émigration vers le continent américain qui vont bouleverser, aux XIXe et début du XXe siècles, l'ensemble de la société basque. Le plus souvent contraints à un exil économique ou politique, les Basques emportent avec eux la nostalgie de leur terre et l'expriment à travers ces chants. Quant au cantique religieux, il occupe une place toute particulière dans ce patrimoine oral. La transmission s'est longtemps opérée de bouche à oreille au cours des cérémonies liturgiques car, comme le précise José Antonio Arana Martija, "le Basque illettré était capable de connaître les nombreux couplets des chansons et cantiques, de même qu'il savait par coeur les cantiques latins des messes et des vêpres". Des recueils comme celui de Joannes Etcheberri, Kantica izpiritualac (1630), témoignent également d'une pratique paraliturgique ancienne en langue vernaculaire. Et, au cours du XXe siècle, les religieux eux-mêmes vont affirmer leur volonté d'édifier une liturgie en langue basque, dont la pierre angulaire sera le chant. Bien évidemment, ce florilège ne saurait être complet si l'on n'y ajoutait les berceuses, chansons enfantines, chansons funèbres, chansons de marins, chansons à boire ou à danser, qui elles aussi ont traversé le temps et continuent, pour certaines, d'alimenter le répertoire actuel.

Quant à la chanson dite “politique” (jusque-là qualifiée d'historique), elle s'affirmera dès le XIXe siècle – période d'émergence des nationalismes partout en Europe – avec notamment ce personnage entré dans l'Histoire comme le plus grand barde basque, Jose Maria Iparragirre, auteur du chant Gernikako arbola (L'Arbre de Guernica) considéré aujourd'hui comme l'hymne basque : un chant universaliste qui évoque le symbole de liberté que représentait le chêne de Gernika sous lequel les rois, depuis le Moyen Âge, juraient de respecter les libertés populaires. Après Iparragirre, le chant politique sera surtout cette fleur de la révolte qui s'épanouira sur les tragédies et les drames du XXe siècle

La naissance du nationalisme basque s'accompagne, au début du XXe siècle, d'une prise de conscience de ce que pourrait être l'"identité basque". Au Pays Basque sud, des poètes comme Lizardi, Lauaxeta et Orixe apportent un souffle nouveau à la littérature en euskara, tandis qu'au nord la figure de Jules Moulier "Oxobi" s'empare de la langue basque pour lui offrir l'éclat et la fraîcheur d'une poésie renouvelée. Leurs écrits, un jour ou l'autre, deviendront chansons, tant il est vrai que dans ce pays toute poésie populaire est chantée.

En 1936, le coup d'État franquiste et la guerre qui s'ensuivra en Espagne cristallisent le sentiment nationaliste. La répression féroce n'épargne guère les poètes : tout comme Federico Garcia Lorca, en 1936 à Grenade, Lauaxeta et Aitzol (animateur de la revue "Yakintza"), exécutés en 1937 au Pays Basque. De la résistance des combattants basques demeure un chant de lutte, Eusko Gudariak (Les Combattants basques), encore entonné aujourd'hui. La Seconde Guerre mondiale et l'installation de la dictature franquiste vont freiner momentanément le réveil de la culture basque. Mais, dans les années 60, le Pays Basque connaîtra, comme le reste de l'Europe, un véritable bouillonnement social et culturel.

LA NOUVELLE CHANSON BASQUE

Un prêtre guipuzcoan, Nemesio Etxaniz (1899-1982) peut être considéré, selon l'historien et chercheur Xabier Itzaina, comme "le véritable précurseur de la nouvelle chanson basque ou chanson engagée". À sa suite, Mixel Labéguerie (1921-1980), homme politique et artiste, va s'affirmer comme l'homme de la transition. Ses textes innovent par leur message à caractère politique et social, offrant une véritable vision identitaire du Pays Basque. Ses compositions surprennent par leur richesse mélodique et leur fraîcheur. Et personne avant lui, au Pays Basque, ne s'est ainsi accompagné à la guitare, introduisant même le rythme dit du zortziko (en 5/8) dans ses chansons. Son chant Gu gira Euzkadiko gazteri berria (Nous sommes la nouvelle jeunesse du Pays Basque) deviendra rapidement le symbole de toute une génération de jeunes abertzale (patriotes basques). A n'en pas douter, Mixel Labéguerie a ouvert une voie que vont bientôt suivre, au Pays Basque nord, de nouveaux auteurs-interprètes, influencés par la chanson protestataire internationale et tout particulièrement la chanson engagée française : Manex Pagola, Peio Ospital et Pantxoa Carrère, Beñat Sarasola ou encore Eñaut Etxamendi et Eñaut Larralde. "Tous reprennent le legs laissé par Labéguerie, mais en greffant la dimension sociale à l'affirmation patriotique », précise Xabier Itzaina.

Au sud, où la dictature franquiste interdit toute forme d'expression politique, a fortiori en langue basque, une nouvelle scène artistique et identitaire voit le jour, notamment avec l'expérience du collectif Ez Dok Amairu (1965-1972) qui réunira des artistes aujourd'hui célèbres tels Benito Lertxundi, Xabier Lete, Lurdes Iriondo, Mikel Laboa, Jose Angel Irigarai, le sculpteur Jorge Oteiza ou encore Jesus et Josean Artze. Avec les années 70, les kantaldi (concerts donnés par des artistes basques) rassemblent un public toujours plus nombreux. Les salles, chauffées à blanc, entonnent avec ferveur des refrains qui revendiquent un désir de souveraineté, l'amnistie pour les prisonniers politiques ou la liberté de s'exprimer en euskara.Telesforo de Monzon, homme politique et poète, auteur de très nombreuses chansons, interprétées notamment par le duo Peio eta Pantxoa, symbolise le lien unissant durant cette période, dans un même combat, les Basques de part et d'autre des Pyrénées.

Après la mort de Franco (1975), la langue basque sort peu à peu de la clandestinité et la chanson traduit les espoirs et les aspirations de la société basque. Le 17 juin 1978, quarante mille personnes investissent le stade San Mames de Bilbao pour le concert de clôture de la campagne Bai Euskarari (Oui à la langue basque), en soutien à l'Académie de la langue basque. Tous les représentants de la nouvelle chanson basque sont là pour cet événement dont la dimension unique marquera à la fois l'apogée et le début du déclin du mouvement amorcé autour du phénomène kantaldi. Ils seront bientôt relayés par d'autres artistes qui investiront, eux aussi, les courants musicaux de leur temps.

LE ROCK BASQUE

Ils ont vingt ans dans les années 70. L'un est né à Aussurucq en Soule, et a grandi à Paris. L'autre a vu le jour sur les bords de la Nive, à Ustaritz, et n'a pas quitté son Pays Basque natal. Tous deux ont écouté Elvis Presley, les Beatles, les Rolling Stones et Bob Dylan, et créeront un véritable choc culturel en décidant de faire de la musique rock en basque, au Pays Basque. Niko Etxart, avec le groupe Minxoriak, et Anje Duhalde, qui fonde avec le guitariste Mixel Ducau le groupe Errobi, sont à n'en pas douter les précurseurs de ce phénomène qui deviendra par la suite un genre musical à part entière : le rock basque.

S'ils continuent aujourd'hui leur parcours d'artiste en solo, ils auront entraîné dans leur sillage des musiciens comme ceux du groupe Itoiz, qui va marquer de son empreinte "rock symphonique" la chanson basque des années 80, et une nouvelle génération qui, avec les groupes Kortatu, Hertzainak, Negu Gorriak ou encore Su Ta Gar, va donner au rock une tonalité de révolte urbaine et radicale, dont les échos se font entendre encore aujourd'hui. Le rock basque se décline désormais à l'infini allant partout où cela est possible, à la rencontre de son public, notamment à l'occasion du festival Euskal Herria Zuzenean (Le Pays Basque live) qui, depuis 1996, rassemble chaque année dans le Pays Basque intérieur des milliers de personnes autour de très nombreux artistes de la scène basque et d'ailleurs.

LES ANNÉES 2000

"Un peuple qui vit est un peuple qui chante", déclarait en 1922 le père Donostia. Certes, on ne chante plus aujourd'hui au Pays Basque comme on le faisait hier. Les voix se sont faites plus discrètes dans les églises et les cafés, sur les places et dans les champs. Mais elles se font encore entendre dans les fêtes, les repas ou les chorales dont le succès, dans ce pays, ne s'est jamais démenti. Le répertoire populaire est toujours présent et vivant. Il appartient à tous et à chacun. Ceux qui font la culture aujourd'hui en Pays Basque l'ont bien compris : depuis des années, des associations accomplissent un travail remarquable auprès des enfants, dans les chorales, les écoles d'improvisation, ou encore en organisant des concours de chant à l'échelle de tout le Pays Basque.

Le programme Kantuketan, initié par l'Institut culturel basque, a permis à un très large public de redécouvrir le chant basque dans sa dimension historique, sociale, littéraire, pédagogique et, par là même de retrouver le goût du chant. Enfin, les artistes jouent un rôle déterminant en offrant des versions sans cesse renouvelées de ces chants, en réinventant le répertoire par des sonorités nouvelles, en criant leur révolte avec des mots et des sons d'aujourd'hui, explorant toutes les voies offertes par la création. 

"Il faut supposer que la pratique de l'improvisation chantée fut de tout temps, en terre basque aussi, l'expression littéraire sociale par excellence."

Jean-Baptiste Orpustan, Précis d'histoire littéraire basque

Dans toutes les cultures, le phénomène de l'improvisation fascine et force l'admiration. Lorsqu'elle est, comme c'est le cas au Pays Basque, chantée, versifiée et rimée, l'improvisation devient art, littérature, prend des allures de jeu, de défi, et exige de ceux qui la pratiquent des qualités hors du commun. Le chant des poètes improvisateurs basques a toujours émerveillé le public qui a su garder certains couplets en mémoire, leur permettant ainsi de traverser les siècles. Certains sont même devenus des classiques du chant basque. En ce sens, l'improvisation chantée et versifiée est souvent considérée comme la "mère" du chant en Pays Basque.

UNE HISTOIRE MÉCONNUE

Disposant de peu de renseignements sur son histoire avant le XIXe siècle, il est difficile d'en dater l'origine : certains chercheurs la font remonter à l'époque de l'Empire arabe (IXe siècle), d'autres laissent entendre que dès le XVIe siècle, une certaine forme d'improvisation était pratiquée en Pays Basque. Si cette tradition très ancienne existait également dans d'autres régions du monde, le phénomène a pris, au Pays Basque, une ampleur toute particulière dans les tavernes, les cidreries et dans tous les lieux de rencontre et de convivialité. Car, comme l'a écrit Antonio Zavala, auteur de recherches sur ce phénomène, le "bertsularisme" "naît avant tout d'une ambiance".

LA FIGURE DU BERTSOLARI

Gens du peuple, la grande majorité des improvisateurs du XVIIIe, du XIXe et même du début du XXe siècle ne savait ni lire ni écrire. Issus pour la plupart de familles de bergers et de paysans, ceux-ci prenaient très souvent comme pseudonyme le nom de leur ferme natale : Fernando Aire tenait son surnom de "Xalbador" de sa maison natale, Xalbadorrenea, à Urepel (Basse Navarre) et Juan Francisco Petriarena, dit "Xenpelar", de la maison Xenpelarre à Renteria (Guipuzcoa). Tous continuent d'ailleurs à exercer leur métier tout en animant fêtes patronales et banquets, parties de pelote et marchés : "Le bertsolari tient la charrue ou le rabot ; il est fils de sa terre, tout proche de la nature. En cela consiste son originalité profonde, authentique, et c'est pourquoi le public se retrouve en lui et sympathise à son oeuvre ".

Leur amour de la vie a parfois suscité le mépris de leurs contemporains, et leur liberté de parole a pu les conduire à être interdits voire même emprisonnés. Aimés et redoutés, ces "athlètes du verbe" ont toujours été des figures incontournables de la société basque.

UNE TECHNIQUE AU SERVICE DE LA POÉSIE

L'improvisateur conçoit son oeuvre en chantant. En quelques secondes, il lui faut choisir la mélodie qui va induire le rythme du vers, respecter la mesure de ce vers, trouver les rimes appropriées et élaborer le contenu de son message. Avec cette particularité qu'il doit composer ses vers en remontant de la fin vers le début, le dernier vers de la strophe étant la "colonne vertébrale" du poème chanté. Performance époustouflante s'il en est. "Cela suppose [selon l'écrivain Daniel Landart] des qualités d'audace, de confiance en soi, de présence d'esprit, une rapidité d'imagination et d'élocution, une mémoire sans faille, sans oublier une maîtrise de la langue et une connaissance du répertoire ancien." Autant d'atouts qui font de ces poètes de l'immédiat, des femmes et des hommes admirés mais humbles, des sages préférant "l'être" au "paraître important".

UN ART DE SON TEMPS

Cet art traditionnel et populaire prouve aujourd'hui qu'il a su s'adapter aux évolutions de la société, malgré le passage difficile d'un mode de vie rural – longtemps source d'inspiration quasi-exclusive de cette discipline – à une société industrielle et urbaine. Aujourd'hui, l'improvisation s'approprie peu à peu les espaces de communication qu'offrent les médias, s'ouvre de plus en plus aux femmes et investit l'école pour assurer sa transmission.

Un championnat à l'échelle du Pays Basque a vu le jour en 1935, les joutes se sont multipliées et des écoles d'improvisateurs ont été créées pour enseigner les techniques de cette discipline et communiquer aux enfants le plaisir de la versification chantée. Suivant en cela les traces de leurs célèbres aînés, les jeunes générations ont d'ailleurs élevé la discipline à un très haut niveau de qualité artistique, et rencontrent aujourd'hui un succès grandissant auprès d'un public également jeune. Tous donnent souffle et vie à cet art de l'immédiat qui s'écoule pourtant depuis des siècles, et qui s'écoulera tant que vivra sa source, l'euskara.